Luc François à propos de l’industrialisation de la construction
À la requête de Buildwise, KPMG a identifié l’an dernier les 10 mégatendances qui se dessinaient dans le secteur de la construction. Batichronique les soumet une à une à l’œil critique d’un acteur qui a un avis tranché sur la question. Dans cette édition, Luc François nous livre son éclairage sur la mégatendance suivante : « l’industrialisation poussée de la construction dans le secteur de la construction permet de construire à prix plus abordables tout en améliorant la qualité ». Coordinateur du projet de cluster « industrialisation de la construction », cet expert de Buildwise continue à suivre de près cette thématique. Il est donc bien placé pour cerner avec justesse l’évolution et l’importance de cette tendance.
Batichronique : Que pensez-vous de la position de KPMG affirmant que « l’industrialisation poussée de la construction permet de construire à prix plus abordables tout en améliorant la qualité » ?
Luc François : « L’industrialisation de la construction est certainement la direction à prendre pour maintenir la construction abordable, mais peut-être encore plus pour absorber la pénurie de travailleurs qualifiés. Cela ne signifie toutefois nullement que les entrepreneurs seraient condamnés à disparaître sous prétexte que toute l’activité de construction glisserait vers les usines. Au contraire, l’idée de telles usines de construction s’avère particulièrement difficile – voire totalement impossible – à réaliser en pratique. L’industrialisation de la construction doit donc être interprétée au sens plus large et comme un terme fourre-tout. Il s’agit au final de contrôler l’ensemble du processus de construction, de la conception jusqu’à la réception, mais aussi, et de plus en plus, l’entretien et la récupération au terme du cycle de vie. L’ensemble de ces étapes devrait être organisé à l’instar d’un processus industriel. Concrètement, il s’agit de garder le contrôle, en toute transparence, des délais, des coûts, de la durabilité et de la qualité pendant toute la durée de vie du bâtiment et de chercher à améliorer l’efficacité sur tous les plans. Cela implique notamment le recours à de nouvelles technologies – comme l’automatisation, la numérisation, la robotisation, le BIM… -, mais aussi à des systèmes et surtout des processus différents. Malheureusement, l’industrialisation de la construction est encore trop souvent assimilée à la production hors site : la fabrication d’éléments préfabriqués ou de maisons complètes en usine. Certes, cette façon de travailler pourrait partiellement résoudre la pénurie de main-d’œuvre, mais il n’est absolument pas garanti que cette approche rende les projets de construction moins chers, plus rapides et/ou plus qualitatifs, surtout si le processus complet, de la conception à la fin de vie, n’est pas rendu maîtrisable. »
Batichronique : Pouvez-vous préciser ce point ?
Luc François : « Tout d’abord, nous constatons que les éléments préfabriqués sont trop rarement livrés just-in-time. D’une part, la commande est souvent passée à l’entame des travaux ; la production est ensuite programmée et lancée sans tenir compte du planning actuel du projet. Les produits sont alors stockés, comme les autres matériaux de construction, sur le site des usines ou, pire encore, sur le chantier. Cela coûte de l’argent et occupe de l’espace, ce qui annule une grande partie des avantages de cette forme d’industrialisation de la construction. Sans compter que les producteurs doivent préfinancer les éléments : ils ne peuvent envoyer leurs factures qu’une fois ceux-ci livrés sur chantier. D’autre part, il n’est pas rare non plus que des éléments soient commandés trop tard, rendant impossible une planification efficace de la production. Comme le processus de construction n’est pas entièrement maîtrisé, les modifications en cours d’exécution sont quasiment inévitables. D’où le risque réel de voir les éléments préfabriqués déjà produits devenir inutilisables ou nécessiter des modifications. Ajoutons que les petits projets de construction sont nombreux en Belgique. Il s’agit souvent de bâtiments très personnalisés qui ne laissent que peu voire pas de place à l’industrialisation, surtout sous l’angle classique de la préfabrication et de la production en série. Il existe certes des possibilités dans ce domaine, mais à condition d’opter résolument pour des produits hors site, et ce dès la conception. Cela suppose que les fournisseurs soient également impliqués dès la phase de démarrage, car ils connaissent leur offre et sont les mieux placés pour savoir quelles solutions produisent le meilleur résultat pour le projet en question. Je tiens à ajouter que des adaptations minimes apportées au concept suffisent généralement à réaliser des gains importants. Malheureusement, le travail dans des équipes de construction aussi étendues est aujourd’hui réservé aux grands projets. Ce qu’il faudrait en réalité, c’est transposer beaucoup plus souvent les idées issues de l’industrie dans le secteur de la construction : concepteurs et fournisseurs collaborent pour développer le produit souhaité par le client, en cherchant à exploiter au maximum des éléments standard pour réduire les coûts et accroître la reproductibilité. »
« L’industrialisation de la construction ne se résume pas forcément à la construction de maisons en usine »
Batichronique : Êtes-vous un défenseur du travail en équipe de construction pour tous les types de projets de construction ?
Luc François : « En effet, mais pas de la manière dont cela se déroule actuellement. Les équipes de construction sont aujourd’hui liées à un seul et même projet : une fois réalisé, leurs chemins se séparent à nouveau. Résultat : on n’œuvre pas à l’alignement intégral des processus, des produits et des systèmes informatiques. Si le BIM est un premier pas dans la bonne voie, il faut aller nettement plus loin pour rendre l’ensemble du processus de construction gérable. C’est pourquoi nous plaidons avec Buildwise pour une collaboration intense (co-création) qui transcende le projet de construction ponctuel. Le secteur doit évoluer vers des groupes d’entreprises qui se profilent ensemble sur le marché comme des consortiums « clés en main ». C’est la seule façon de maintenir la construction abordable. Le terme industriel de « massification » revêt alors aussi une valeur ajoutée dans la construction : acheter en grandes quantités pour négocier des prix attractifs. »
« Avec Buildwise, nous plaidons pour une collaboration intense (co-création) qui transcende le projet de construction ponctuel. »
Batichronique : N’est-il pas dès lors plus intéressant pour les entrepreneurs de passer à l’intégration verticale ?
Luc François : « C’est une option, mais la pratique montre que ce modèle tient difficilement la route. L'industrie regorge d’exemples d’entreprises qui ont tenté l’expérience mais sont revenues sur leurs pas. Prenons l'exemple de Ford qui, dans les premières décennies de son existence, voulait tout contrôler, des plantations de caoutchouc jusqu’à la production d'acier. Cela nécessitait non seulement des moyens financiers considérables, mais aussi un stock important de voitures finies, tout simplement pour continuer à faire tourner la production. Ce modèle est aujourd’hui devenu financièrement irréalisable. C'est pourquoi nous ne croyons pas aux grandes usines produisant des maisons à la chaîne. Cela nécessiterait tout simplement un capital trop important, pour un chiffre d'affaires incertain en perspective. Surtout dans nos régions où le besoin de construire neuf est bien moindre que celui de rénover. D’autant qu’il s'agit de projets impossibles à fabriquer entièrement hors site. De ce point de vue, un avenir avec des 'usines de construction virtuelles' semble beaucoup plus réaliste. »
Batichronique : Qu’entendez-vous exactement par usines virtuelles ?
Luc François : « Comme je l’indiquais précédemment, nous devons nous orienter vers des partenariats entre plusieurs parties. En Belgique, il s'agira essentiellement de PME, qui n'ont de toute façon pas la capacité financière de s'engager sur la voie d'une diversification verticale étendue. Toutefois, en joignant leurs forces et en alignant leurs processus/systèmes informatiques, elles pourraient créer ensemble une ‘usine virtuelle’ qui leur permette d'aborder à la fois le marché des nouvelles constructions et celui des projets de rénovation. Chacun pourrait se concentrer sur sa spécialité, tandis qu'ils pourraient faire converger ensemble les meilleures solutions pour chaque projet. Ces usines ‘virtuelles’ miseraient donc sur l'efficacité et les modules intégrés qui seraient ensuite assemblés hors site ou sur site. Elles conserveraient également une certaine liberté, ce qui leur permettrait de fournir leurs services à des PME ou des entrepreneurs extérieurs au partenariat. Ce faisant, elles augmenteraient la sécurité de leur chiffre d’affaires et réduiraient le risque d'arrêt de production, ce qui leur permettrait de mieux rentabiliser les lourds investissements qu’ils ont consentis dans l'industrialisation que si chacun continuait à travailler dans son coin. »
Batichronique : On dit souvent que l’industrialisation de la construction ne concerne que les nouvelles constructions, mais vous dites qu’il existe aussi des opportunités du côté de la rénovation. Pouvez-vous développer ?
Luc François : « Pour réaliser les ambitions du Pacte vert, le taux de rénovation doit augmenter considérablement et le coût de ces travaux doit être maîtrisé. L'industrialisation de la construction est la base absolue pour y parvenir. Les possibilités d’exploiter les avantages de la massification sont également nombreuses dans le domaine de la rénovation. Pensons par exemple aux logements sociaux ou aux bâtiments qui présentent des structures de façade similaires et qui pourraient se doter de façades isolées fabriquées hors site. Cette solution est idéale pour limiter les nuisances, car il suffit généralement d'un ou de quelques jours pour rénover l'enveloppe extérieure selon ce procédé. Il existe par ailleurs aussi des salles de bains préfabriquées : des modules qui peuvent être installés prêts à l'emploi dans les maisons neuves ou rénovées, le gain de temps étant ici le principal avantage. Comme tous les raccordements pour l'électricité, l'eau et l'évacuation sont déjà prévus, il ne reste plus qu’à tout raccorder sur place. Dans le domaine du chauffage, de la ventilation et de la climatisation, il existe même des coffrets qui contiennent des pompes à chaleur et un réservoir tampon multi-énergie pour l'eau chaude sanitaire, avec un raccordement pour les capteurs solaires. Ils sont placés à l'intérieur ou sur le toit d'un immeuble d'appartements pour ‘alimenter’ plusieurs unités résidentielles : c'est simple, efficace et même aisément accessible pour l'entretien. Ce ne sont là que quelques exemples éloquents de la manière dont la standardisation et la massification pourraient s’appliquer aussi dans les projets de rénovation. Je tiens toutefois à préciser qu'il ne s'agit pas tant de la standardisation des produits que de celle des solutions. En d'autres termes, le travail sur mesure reste possible, mais des ‘interfaces’ normalisées seraient prévues hors site pour relier les composants entre eux. Cela permettrait de recourir à ces solutions dans de nombreuses variantes et applications, tout en conservant les avantages de la rapidité, de la réduction des coûts, de la production en usine et de l'assemblage sur site. Là encore, l' ‘usine de construction virtuelle’ est essentielle : les différents acteurs doivent se concerter et adapter leurs produits afin qu’ils puissent s’intégrer les uns aux autres. On pourrait comparer cela aux briques de Lego, qui existent en différentes formes, tailles et couleurs mais qui, grâce au système unique d'empilage, permettent de réaliser les créations les plus diverses. Bien entendu, la construction n'en est encore qu'à ses balbutiements en la matière. Ce n'est pas une sinécure de veiller à ce que tout s'imbrique de manière à ce que l’ensemble des aspects techniques, thermiques, acoustiques, de sécurité incendie et de normalisation forme un tout cohérent. Nous souhaitons approfondir cette question dans le cadre du projet RE-ENNOVATE au cours des prochaines années. »
Batichronique : N’est-ce pas une utopie pour les projets de rénovation ?
Luc François : « L'industrialisation de la construction est en effet beaucoup plus difficile à mettre en œuvre en rénovation qu'en construction neuve, pour la simple raison que chaque maison existante est différente. Pourtant, les principes de base sont les mêmes : le toit doit se raccorder aux murs isolés, les fenêtres doivent s’intégrer dans les murs sans ponts thermiques, les systèmes de ventilation doivent être intégrés dans les sols et les murs... Si nous parvenons à standardiser ces ‘points d'assemblage’ sous la forme d'interfaces applicables globalement, nous aurons franchi un pas important vers l'industrialisation. Il ne sera en effet plus nécessaire de réinventer la roue pour chaque rénovation. Les interfaces qui ont fait leurs preuves pourront être réutilisées à l'infini, moyennant quelques modifications mineures éventuelles. »
Batichronique : Où en est le secteur belge de la construction en termes d’industrialisation ?
Luc François : « Une récente étude de McKinsey montre que la valeur ajoutée des travailleurs est beaucoup plus faible dans le secteur de la construction que dans l'industrie : 10% contre 62%. D’où la tendance du secteur de la construction à jouer à fond la carte de la digitalisation et de l'industrialisation dans plusieurs pays européens. Une tendance qui ne cesse encore de s’étendre aujourd'hui en Belgique et aux Pays-Bas alors qu’elle s’essouffle en Allemagne et décline même dans d'autres pays. Cela s'explique à nouveau par les investissements considérables liés à cette étape, ainsi que par le budget et le temps insuffisants dont disposent les PME pour suivre cette tendance. Il y a cependant aussi de bonnes nouvelles : une étude d'ING basée sur les chiffres d'Eurostat montre que bon nombre d'entreprises qui fournissent des efforts d'industrialisation et de numérisation augmentent malgré tout leurs rendements. Nous remarquons en outre que certains segments sont plus avancés en termes d'industrialisation de la construction. Songeons notamment à la construction de grands complexes de bureaux, de halls d'usine et de bâtiments utilitaires. Cela s’explique essentiellement par le fait que le ‘design & build’ et le travail en ‘équipes de construction’ y sont devenus la règle plutôt que l'exception. Ce n'est pourtant qu’une part infime des possibilités d'industrialisation, car nous sommes encore loin des ‘usines virtuelles’ qui constituent le véritable moteur de l'avenir de la construction. »
Batichronique : Quels sont les principaux obstacles à la réalisation de ces ‘usines virtuelles’ ?
Luc François : « La confiance... Le secteur belge de la construction n'est pas spécialement reconnu pour sa grande ouverture. Il faut un état d'esprit et une philosophie différents pour travailler conjointement en toute transparence. Il faut se mettre d’accord sur l’approche, les processus, la R&D... pour mettre en place des éléments qui peuvent être connectés et intégrés avec des interfaces standardisées. Sans oublier le cadre juridique : qui endosse quelles responsabilités ? Enfin, la construction n’est pas devenue plus simple avec le temps. Les maisons étaient jadis constituées de bois, d'argile et de briques. Aujourd'hui, il s'agit de structures complexes abritant des espaces plus grands et plus lumineux, nécessitant notamment de prendre des mesures contre la surchauffe. Confort, efficacité énergétique, circularité... sont devenus des préoccupations importantes qui requièrent une grande expertise. Les ‘bâtiments intelligents’ font leur apparition, les prix des matériaux augmentent, les projets ne prennent plus fin à la réception, les maîtres d'ouvrage demandent de plus en plus souvent à l’équipe de construction d’assurer l’entretien, les financements en consortium ont de plus en plus souvent la cote... Sans parler des réglementations rédigées selon des perspectives différentes et donc toujours plus difficiles à combiner, transformant en casse-tête le processus qui va de la conception jusqu’à la fin du cycle de vie. D’où l’importance cruciale d’appliquer correctement l'industrialisation de la construction. »
« Nous sommes encore loin des ‘usines virtuelles’ qui constituent le véritable moteur de l’avenir de la construction. »
Batichronique : Y a-t-il encore un avenir pour l’entrepreneur traditionnel ?
Luc François : « J'en suis convaincu à 100%, même si son rôle évoluera probablement quelque peu. On aura toujours besoin de travaux de terrassement, il faudra toujours quelqu’un pour coordonner les projets de construction, cela ne fonctionnera pas sans chefs de chantier, certaines finitions devront être réalisées sur chantier... Cependant, les entrepreneurs doivent se rendre compte que les activités seront de plus en plus nombreuses à se dérouler hors site et que la ‘construction’ proprement dite sera de plus en plus remplacée par l' ‘assemblage’. La préparation, autre activité qui se déroulera bien sûr hors site, prendra également beaucoup plus de temps. Il y a donc de fortes chances que certains entrepreneurs ne survivent pas, à moins que ces entreprises ne développent de nouveaux modèles d'entreprise ou de nouveaux services. Pensons par exemple aux travaux d'entretien, au suivi, au financement, à l'utilisation circulaire des éléments de construction, au « guichet unique »... Une autre voie consisterait pour eux à se spécialiser dans le but précis de fonctionner et de coopérer en qualité de partenaires au sein d’une ‘usine virtuelle’. C’est pourquoi nous ne pouvons que conseiller au secteur de réfléchir dès maintenant au modèle d'entreprise de demain. Car le mode de construction traditionnel ne fera plus long feu... »
« Giga Regio Factory », ou GRF en abrégé, est un projet qui a reçu 2,4 millions d’euros de subsides. Cofinancé par l'Union européenne dans le cadre du programme LIFE, GRF s'inscrit dans la continuité du mouvement EnergieSprong, qui vise à développer le marché des rénovations industrialisées « compteur à zéro » en soutenant tous les acteurs impliqués dans le processus, des propriétaires de bâtiments aux fabricants en passant par les entreprises de construction. GRF vise à initier les prochaines phases de l'industrialisation des rénovations « compteur à zéro » en Belgique et en Europe en équipant et en aidant les acteurs de la demande et de l'offre à s'organiser de manière à pouvoir passer des commandes importantes d'une part, et à développer leur capacité de production pour répondre à cette demande d'autre part.