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Vision

Interview | Lode Godderis à propos de la réduction des accidents du travail dans la construction

Bien que le nombre d'accidents du travail dans le secteur de la construction soit en constante diminution depuis une décennie, le secteur continue de jouir d'une mauvaise réputation en la matière. Ce n'est pas entièrement infondé, puisqu’il déplore encore en moyenne 32 incidents d'incapacité de travail par jour ! Ce chiffre est d’ailleurs encore bien trop optimiste, personne n'ayant de vision claire sur le nombre d'accidents survenus chez les travailleurs indépendants et les sous-traitants. Selon Lode Godderis, PDG d'Idewe, le secteur peut et doit atteindre de bien meilleurs résultats, dans l'intérêt des travailleurs comme des entreprises.

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Studio Dann

Batichronique: Disposez-vous de chiffres sur le nombre d'accidents dans le secteur de la construction ?

Lode Godderis : Je vous renvoie aux données de Fedris, l'agence fédérale des risques professionnels. On peut y voir que le nombre d'accidents du travail dans la construction a fortement diminué au cours de la dernière décennie. De 2014 à 2021, on a observé une baisse de 19,5 % des incidents entraînant au moins un jour d'arrêt de travail, ce qui représente une amélioration remarquable. Malheureusement, ce secteur demeure le mauvais élève de la classe et figure même en tête du classement des incidents mortels ou des invalidités permanentes.

 

Batichronique: Comment expliquez-vous cette situation ?

Lode Godderis : Chaque secteur qui parvient à réduire le nombre d'accidents du travail finit par atteindre une limite difficile à franchir. C'est particulièrement vrai dans la construction, car les chantiers concentrent à eux seuls les trois plus grands risques d'accidents du travail, à savoir : les divers équipements de travail comprenant des pièces mobiles, les chutes d’objets et tout ce qui concerne le travail en hauteur, et enfin l’interaction entre ces différents éléments. Ajoutons que tous les chantiers sont différents et évoluent même de jour en jour. Sans compter qu’ils se déroulent à l'extérieur, exposant les travailleurs à diverses conditions météorologiques. Une situation qui contraste fortement avec les environnements de production où les processus, et donc les risques de sécurité, ne changent que peu voire pas du tout et sont donc plus faciles à gérer. Il n’est par ailleurs pas toujours possible de sécuriser les chantiers de manière optimale, faute d'espace ou parce que la structure ne s'y prête pas, en particulier dans le cas de rénovations. En outre, la construction compte parmi les secteurs qui emploient de nombreux travailleurs étrangers. Des études internationales révèlent que les travailleurs étrangers multiplient jusqu'à cinq les risques d'accidents en raison de problèmes de communication, mais aussi de différences de connaissances, de formations et d'approches, notamment sur le plan de la sécurité. Ils sont également plus souvent soumis à de moins bonnes conditions de travail. Enfin, le secteur de la construction subit des pressions économiques et temporelles. Les marges sont minces, ce qui pousse à économiser sur tout, y compris sur les mesures de sécurité. Les délais de plus en plus serrés ne font rien pour arranger le nombre d'accidents du travail. Tout le monde sait que le stress et le travail précipité ne font qu’accroître le nombre d'incidents. D’autant qu’on néglige la mise en place de dispositifs de protection physique sous prétexte qu’elle monopolise du temps supplémentaire. En bref, de nombreux facteurs jouent en défaveur du secteur de la construction, et ils ne peuvent être résolus que partiellement, voire très difficilement, par des moyens techniques.

 

Batichronique: Faut-il dès lors se résigner à accepter cette situation ?

Lode Godderis : Pas du tout. Nous pourrions certainement réduire et prévenir ces accidents du travail, à condition de continuer à agir à la fois sur le plan des améliorations techniques et du comportement sécuritaire. Les petites entreprises et les travailleurs indépendants, en particulier, ont tendance à tenir des raisonnements du type : « c'est le risque du métier », ou « nous n'avons ni le temps ni l'argent pour y remédier ». De plus, les intéressés ne sont pas (ou plus) toujours conscients des dangers présents. Il  va pourtant falloir que le secteur brise le plafond et améliore la sécurité. Tout d'abord, il va de soi que tout doit être mis en œuvre pour prévenir les souffrances humaines. Ensuite, les entreprises de construction doivent comprendre qu'un environnement de travail sûr et sain constitue une arme importante dans la « guerre des talents ». Pour attirer les jeunes, il faut jouer toutes les cartes. Ce qui revient très concrètement à prouver que vous vous souciez du bien-être de vos employés et que vous veillez à un environnement de travail sain et sûr. Je crains que les entreprises ne mesurent pas suffisamment l'importance que les candidats potentiels accordent à cet aspect. De plus, le secteur de la construction ne peut se passer d'aucune de ses ressources humaines. Bien que la situation soit bien connue de tous, la sécurité et le bien-être sont trop souvent négligés. Un vrai paradoxe. Le problème va d’ailleurs au-delà de la prévention des accidents. Combien d'ouvriers ne sont pas absents pour cause de problèmes de dos ou de lésions de surcharge ? Le secteur devrait accorder davantage d'attention à ces aspects.

 

Batichronique: Selon vous, quelles solutions permettraient de limiter davantage les accidents du travail et les lésions ?

Lode Godderis : Bien entendu, tout commence par l’application rigoureuse de la réglementation sur le terrain. L’organisation scrupuleuse du travail ainsi qu’une préparation adéquate s’avèrent tout aussi importantes. Plus ces aspects sont négligés, plus les délais risquent de s’allonger. Une situation qui conduit parfois à un relâchement des mesures de sécurité, avec toutes les conséquences que cela comporte, ou encore à des accidents provoqués par une construction mal réalisée qui tombe ou s’écroule. Je plaide également pour une présence accrue des chefs d'entreprise, superviseurs, conseillers en prévention et coordinateurs de sécurité sur les chantiers. La politique de bien-être et de sécurité doit être soigneusement adaptée aux phases du processus de construction et à l’évolution du chantier. Ce travail ne peut ni ne doit se faire uniquement derrière un ordinateur ! La marge d’amélioration est encore énorme à cet égard. Ce qui m’amène à évoquer la problématique de la coordination. L’introduction du système de coordination de sécurité sur les chantiers a eu initialement un effet positif. Seulement voilà, nous constatons aujourd’hui que la contribution du coordinateur de sécurité se résume souvent à la rédaction d'un plan de sécurité et de santé sur papier. La coordination effective, concrétisée par la présence régulière du coordinateur de sécurité sur les chantiers, pourrait certainement être améliorée. Je plaide aussi pour la formation de bons professionnels, que ce soit au travers d’un enseignement adéquat ou sur le chantier proprement dit, en organisant l’encadrement des nouveaux travailleurs moins expérimentés par des travailleurs plus chevronnés. Selon moi, cette obligation vague devrait être appliquée plus strictement. Les entreprises devraient en outre mettre davantage l'accent sur la communication, en particulier avec les allophones. En présentant les choses "visuellement" au moyen de photos illustrant ce qu’il faut faire ou ne pas faire, en veillant à maintenir le chantier propre ou encore en rangeant correctement les outils, matériaux de construction et déchets. À mon avis, la technologie et l'IA offriront bon nombre de nouvelles solutions dans ces domaines au cours des prochaines années.

 

Batichronique: Sous quelle forme, concrètement ?

Lode Godderis : Des applications seront développées pour permettre la simulation des travaux à effectuer le lendemain ou la semaine suivante. Logiquement, cela mettra en évidence les risques de sécurité et les solutions correspondantes. De telles applications seront probablement aussi capables de visualiser les endroits où devront être stockés les outils et matériaux de construction. Elles serviront également à former les travailleurs. Munis de casques de réalité virtuelle, les employés pourront se rendre sur un chantier virtuel et apprendre différentes compétences. Bien sûr, il n'est pas question qu'un maçon se promène constamment avec une tablette, ce qui ne ferait que compromettre la sécurité. Ces solutions sont essentiellement destinées aux réunions de chantier et à la formation. Les images sont plus parlantes que les mots, surtout pour la jeune génération et les travailleurs étrangers.

 

Batichronique: La technologie apportera-t-elle également des solutions pour plus de sécurité et de bien-être dans d'autres domaines ?

Lode Godderis : Je suis convaincu que la technologie améliorera la sécurité des chantiers à venir. Nous assistons déjà à une tendance à la préfabrication maximale en atelier. De tels processus sont plus faciles à gérer en termes de sécurité et de prévention des lésions de surcharge. À ce propos, je nourris de grandes attentes en matière d’exosquelettes, robots, cobots et autres innovations appelées à voir le jour dans les prochaines années. La technologie évolue tellement vite que des solutions encore insoupçonnées aujourd’hui existeront peut-être demain. Reste à voir si de telles innovations feront mouche. Leurs utilisateurs devront toujours trouver le bon équilibre entre rapidité, rentabilité et sécurité. Ce dilemme n'est d'ailleurs pas nouveau. Combien de fois les équipements de protection individuelle ne sont-ils pas utilisés incorrectement, voire inutilisés parce qu'ils sont inconfortables ou entravent la réalisation rapide des tâches ?

 

Batichronique: Auriez-vous des conseils supplémentaires à donner aux employeurs ?

Lode Godderis : Les innovations entraînent parfois de nouveaux risques pour la sécurité. Renseignez-vous correctement avant d'introduire de nouvelles techniques ou matériaux. Par exemple, l'utilisation de matériaux composites pour les plans de travail de cuisine est très populaire aujourd'hui. Malheureusement, ces matériaux sont riches en silice. L'exposition à cette substance lors du traitement est très nocive pour la santé si les équipements de protection individuelle ne sont pas utilisés correctement. En Australie, on recense déjà plusieurs cas de silicose, également appelée "maladie du mineur", même chez de jeunes cuisinistes. De plus, l'obligation légale de désamianter me pose un problème de conscience. Si de nombreuses organisations font ce travail correctement, un grand nombre d’acteurs ne prennent pas suffisamment au sérieux les mesures de sécurité en la matière. Il en va de même pour d'autres substances nocives telles que les peintures, les laques et les solvants. L’employeur est tenu de s’assurer que les équipements de protection individuelle nécessaires sont disponibles et correctement portés. Il vaut d’ailleurs également la peine de promouvoir l'hygiène sur le chantier. Assurez-vous que vos employés puissent se laver les mains avant de manger. L’absence d'eau courante ne provoquera pas d'accidents du travail en soi, mais pourrait entraîner des maladies et donc une absence temporaire de main-d'œuvre.

 

Batichronique: Y a-t-il d'autres points auxquels le secteur doit prêter attention ?

Lode Godderis : Absolument ! Je pense en premier lieu au changement climatique, et plus particulièrement au défi que représente le travail dans la chaleur et en plein soleil. Ces conditions augmentent non seulement les risques de déshydratation et de cancer de la peau, mais aussi le nombre d'accidents du travail car les capacités de concentration de l’être humain commencent à décliner sous une certaine température. Je m’attends toutefois à voir émerger des solutions technologiques à relativement court terme, comme des tenues de travail rafraîchissantes. Le secteur doit en outre prendre conscience que le nombre de travailleurs étrangers ne fera qu'augmenter. Des mesures s’imposent impérieusement pour contourner les barrières linguistiques. Tout comme il est essentiel que chacun connaisse les particularités des différentes cultures. Même en Belgique, les Flamands et les Wallons ne s’expriment pas du tout de la même manière pour formuler un commentaire, par exemple. Comprendre la façon dont votre message est perçu par vos employés constitue déjà un grand pas vers un lieu de travail plus sûr et agréable. Dans ce contexte, il importe également de savoir si les employés respectent ou non la hiérarchie. Par exemple, les Polonais suivront les ordres du contremaître et ne prendront donc pas d'initiatives ou ne critiqueront pas eux-mêmes les situations dangereuses, qui relèvent de la responsabilité de leur supérieur. Vous voyez, la sécurité accrue réside parfois dans de petits détails qui ne nécessitent même pas d'investissements.

 

Batichronique: Un secteur de la construction sans accidents du travail serait-il un futur scénario possible ?

Lode Godderis : Ce devrait être l’objectif, mais il faudra encore de nombreuses années pour y parvenir. Il importe que les entreprises apprennent des erreurs de l'ensemble du secteur et comprennent que tout est lié. Un accident résulte rarement d’une seule cause, il est toujours le fruit de circonstances multiples. D’où l’importance cruciale de l’analyse des risques. Malheureusement, l'argent et le temps consacrés à cette tâche sont encore insuffisants, la rendant souvent superficielle et peu pertinente. Or, l’examen proactif des risques et des moyens de les prévenir est la méthode la plus efficace pour éviter l’absentéisme et les souffrances humaines. Selon moi, deux facteurs jouent un rôle crucial. D'une part, les chefs d'entreprise doivent oser rappeler à l'ordre les contremaîtres qui ne prennent pas suffisamment de mesures de sécurité. D'autre part, les employés doivent prendre davantage soin les uns des autres et collaborer pour assurer un environnement de travail sûr.

 Toutes les cartes sont donc en main pour créer des chantiers et des sites de construction sûrs et sains. Nous pourrions éliminer les accidents du travail en collaborant avec les responsables politiques, les chefs d'entreprise, les conseillers en prévention et les coordinateurs de sécurité sur le chantier. Regardons au-delà de notre propre entreprise et de nos propres employés, et contribuons à diffuser correctement les informations, sans oublier de cibler aussi les travailleurs indépendants et les sous-traitants.

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