Agoria & Sirris à propos de la numérisation et l’automatisation de la construction
À la requête de Buildwise, KPMG a identifié l’an dernier les 10 mégatendances qui se dessinaient dans le secteur de la construction. Batichronique les soumet une à une à l’œil critique d’un acteur qui a un avis tranché sur la question. Dans cette édition, nous sommes allés « lorgner chez nos voisins de palier ». Paul Peeters et Bas Rottier, respectivement community manager chez Agoria-Sirris et senior business developer chez Sirris, ont établi des parallèles entre la numérisation et l’automatisation pratiquées en Belgique dans l’industrie manufacturière d’une part et dans la construction d’autre part. S’en est suivi un échange intéressant, qui démontre clairement que ces deux solutions représentent bel et bien un levier pour travailler de manière plus efficace, plus économique, plus écologique, plus rapide et plus orientée client.
Batichronique : Partagez-vous la thèse selon laquelle la numérisation et l’automatisation peuvent également faire la différence dans le secteur de la construction ?
Paul Peeters : « Seul un très faible pourcentage du nombre total d’heures prestées dans le cadre de la construction est dédié à la construction proprement dite d’un bâtiment. Si une part importante du temps est consacrée aux activités de support, comme l’administration, la logistique et les calculs, la majeure partie est qualifiée de ‘temps gris’ : du temps perdu en raison de défauts et d’erreurs, de surproduction, de délais d’attente, de transport, de déplacements et d’inventaires inutiles. Selon nous, cette situation est largement due au fait que l’industrialisation – et donc aussi la numérisation et l’automatisation – n’a quasiment pas percé dans le secteur de la construction. »
Bas Rottier : « L’industrie manufacturière a clairement démontré que la numérisation et l’automatisation (flexible) avaient entraîné un important rebond de productivité. Certains précurseurs dans le secteur de la construction ont bel et bien intégré les idées de l’Industrie 4.0 dans leurs activités et leurs opérations, lorsqu’ils n’en ont pas fait leur modèle d’entreprise. Nous parlons essentiellement ici des entreprises qui ont remplacé la ‘construction’ sur chantier par l’assemblage dans un environnement de production centralisé. Ces dernières nous prouvent que leur approche débouche sur des logements de qualité à prix abordable, et ce dans des délais nettement plus courts que les processus de construction traditionnels. Citons Skilpod, Machiels ou encore Kepler, autant de pionniers qui induiront probablement un changement révolutionnaire dans le secteur de la construction. »
Paul Peeters : « Cela dit, tous les acteurs du secteur de la construction ne doivent pas essayer d’embrasser sur-le-champ le concept de l’Industrie 4.0. La technologie appliquée aujourd’hui dans l’industrie manufacturière pourrait être introduite progressivement, et ce tant dans l’environnement de production que sur le chantier. Certaines interventions minimes pourraient déjà faire une grande différence en termes d’efficacité, de rapidité et de satisfaction du client. L’industrie manufacturière dispose aujourd’hui d’un nombre gigantesque de solutions numériques qui profiteraient sans aucun doute aussi au domaine de la construction. Il me semblerait d’ailleurs intéressant que les acteurs de ce secteur se penchent sur quelques cas de nos ‘Factories of the Future’. Ce serait non seulement instructif, mais cela leur permettrait aussi – en appliquant le leapfrogging (‘saut de puce’) – de mettre beaucoup plus rapidement en œuvre dans leur processus de numérisation les solutions & technologies qui ont déjà fait leurs preuves. »
Batichronique : Que peut réellement apporter l’industrialisation au secteur de la construction ?
Bas Rottier: « Il est clair qu’elle accélérera le processus de construction, ce qui fera également baisser les coûts. De plus, la phase préparatoire a également tout à y gagner en efficacité : le montage centralisé, combiné à une approche ‘configure-to-order’ plutôt que ‘engineer-to-order’, offre à cet égard un large potentiel. La production centralisée permettrait de faire plus avec moins de main-d’œuvre, ce qui n’est pas négligeable dans un secteur confronté à une grave pénurie de personnel. Le fait d’amener la construction à l’‘atelier’ semble en outre se traduire par une qualité supérieure et mieux contrôlable, de même qu’une réduction de l’impact environnemental. Les conditions de travail s’améliorent, les risques en termes de sécurité diminuent et la progression du projet ne se voit plus entravée par les conditions météorologiques. Les mouvements logistiques baissent eux aussi d’intensité, ce qui s’avère positif pour les coûts et l’environnement. Sans compter la réduction significative des délais d’exécution, un aspect à la fois bénéfique pour la satisfaction du client et pour l’activité des acteurs de la construction. »
Batichronique : Iriez-vous jusqu’à dire que la construction devrait se faire entièrement en usine ?
Paul Peeters : « Les Pays-Bas comptent déjà plus de 20 ‘usines de construction’ qui produisent ensemble quelque 25.000 logements par an. En Belgique aussi, on dénombre déjà quelques acteurs innovants qui construisent des unités résidentielles complètes en usine avant de les transporter vers leur lieu d’implantation et les livrer en un ou quelques jours. Nous voyons en outre que les acteurs sont de plus en plus nombreux à opter pour une production maximale d’éléments hors site : murs, balcons, toitures… Certes, ce n’est pas encore parfait, mais cela ouvre déjà d’énormes perspectives en termes d’efficacité du travail. Ces entreprises peuvent en effet copier un nombre incroyable de procédés propres à l’industrie manufacturière. Les cobots peuvent y accomplir des tâches secondaires très chronophages, comme la pose de bandes de pierre sur les murs. Les membres du personnel peuvent recevoir leurs instructions de travail par voie numérique, dans leur propre langue et en fonction de leur niveau de formation. Les systèmes ERP et de gestion d’entrepôt peuvent optimaliser les flux et l’administration. Les instructions de travail numériques dans l’atelier permettent d’apporter un soutien supplémentaire aux opérateurs. Et l’on pourrait citer des dizaines d’autres exemples. »
Bas Rottier : « Nous n’en sommes pas encore au point où tous les projets de construction seront produits dans une usine. Mais les chantiers offrent eux aussi des opportunités de numérisation et d’automatisation. L’industrialisation de la construction peut en effet – comme dans l’industrie manufacturière – couvrir plusieurs aspects. Buildwise précise que ‘l’objectif n’est pas seulement la production automatisée et centralisée de bâtiments complets, mais aussi la logique industrielle de la conception, la préparation, la planification, la réalisation et l’utilisation ultérieure des bâtiments. Nous dépassons donc ici de loin le simple champ de l’IOT et de la robotisation. L’utilisation du BIM et des jumeaux numériques serait par exemple indépendante du lieu où se déroule le processus de construction. Même chose pour les instructions de travail numériques, la RA/RV, les techniques de mesure et de numérisation en 3D, la géolocalisation, l’étiquetage, l’utilisation de drones… Toutes ces opérations peuvent se faire aussi bien sur chantier qu’en usine. En fait, il s’agit pour le secteur d’envisager la numérisation et l’automatisation selon une perspective différente. Non pas tant comme un outil, mais comme le point névralgique de la planification, de la gestion et du traitement commercial d’un projet. »
Batichronique : Y a-t-il, dans l’industrie manufacturière, certains processus d’apprentissage que la construction pourrait adopter ?
Paul Peeters : « Nous avons déjà parlé de l’approche ‘configurate-to-order’ plutôt que ‘engineer-to-order’. Cette dernière méthodologie met trop de pression sur tous les processus d’entreprise. C’est pourquoi nous préconisons, dans la mesure du possible, une répétitivité configurable, y compris dans la construction. Un projet reproductible permet de travailler beaucoup plus efficacement, plus rapidement et à moindre coût. Il suffit de créer un environnement de conception dans lequel les concepteurs peuvent ‘configurer’. Il s’agit bien sûr d’un vrai défi dans un pays comme la Belgique, où chacun veut marquer l’habitation ou le bâtiment de son empreinte personnelle. Nous sommes néanmoins convaincus que c’est une des pistes qui devraient être explorées pour maintenir la construction abordable. »
Bas Rottier : « L’industrialisation de la construction est également un ’facilitateur’ pour une construction véritablement circulaire. Nous pensons notamment, dans ce contexte, aux unités modulaires qui peuvent facilement être démontées en ‘fin de vie’ pour être reconstruites ailleurs, les flux résiduels trouvant alors une nouvelle affectation. Ou aux bâtiments qui intègrent des flux résiduels provenant de chantiers déjà en cours de démantèlement. Dans ce cadre, les modèles d’information tels que le BIM et les ‘jumeaux numériques’ jouent un rôle important. Ces systèmes viennent en appoint sur divers plans : le principe du ‘first time right’, moins de coûts de défaillance et moins d’erreurs de construction. En les conjuguant aux passeports numériques de produits, il est en outre possible d’identifier et de tracer chaque composant. Ces informations peuvent fournir un éclairage sur les données relatives au cycle de vie du bâtiment, ce qui est important pour les stratégies circulaires telles que les extensions du cycle de vie, les ‘repair & upgrades’, la réutilisation, et même le recyclage. Autre principe de l’industrie manufacturière classique : le ‘Quick Respons Manufacturing’ ou QRM, qui consiste à gagner du temps dans le processus qui va de la commande à la livraison. Plus court, le ‘Manufacturing Critical path Time’ ou MCT est le temps nécessaire à la fabrication et à la livraison d’un produit. Le QRM est fréquemment appliqué dans le cadre de la fabrication de multiples variantes d’un produit dans des volumes limités. Ces principes sont utilisables dans la ‘manufacture’, mais aussi dans le travail préparatoire. Autrement dit, le QRM représente donc aussi un potentiel pour la production centralisée de produits de construction configurables. Il permettrait de réduire les délais d’exécution de plusieurs dizaines de pour cent, voire plus dans les cas exceptionnels. Il serait donc ainsi possible d’augmenter considérablement la capacité d’une zone de production donnée. »
Batichronique : Quels aspects de l’Industrie 4.0 les acteurs de la construction pourraient-ils adopter ?
Bas Rottier : « Il y a deux aspects clés à mon sens. La réflexion sur le ‘cycle de vie’ constitue une base de départ importante. Dès la conception, il faut tenir compte du cycle de vie complet du bâtiment, y compris son démantèlement. Dans ce contexte, nous voyons que le BIM offre une réelle valeur ajoutée, pour autant que le modèle soit alimenté en permanence de données et que ces données soient exploitées. Nous croyons en outre fermement à la configuration plutôt qu’à l’ingénierie, comme nous l’avons déjà expliqué. »
Paul Peeters : « J’ai déjà parlé de la suppression du temps dit ‘gris’ afin de gagner en efficacité. Des interventions simples permettraient de réaliser de grands progrès. Pensons par exemple à l’étiquetage d’outils ou de matériaux pour faciliter leur traçabilité. Je tiens aussi à souligner que la numérisation se prête au développement d’autres modèles commerciaux et services. Le suivi des assets, comme des pompes ou des générateurs présents sur les chantiers, en est un bel exemple. La surveillance des ouvrages d’art commence elle aussi à prendre de l’ampleur : pour des raisons de sécurité, mais aussi pour optimaliser leur entretien ou prévoir la défaillance de certains composants. »
Batichronique : Quels sont les principaux écueils qui empêchent de s’engager sur la voie de la numérisation ?
Bas Rottier: « Sur le chantier, il est souvent difficile d’accéder à une connexion 4G fiable - portée, bande passante, temps de réponse. Les conditions météorologiques jouent également un rôle : la pluie, les tempêtes ou la neige, par exemple, peuvent avoir un impact sur les systèmes de caméras, les appareils électroniques ou les actionneurs tels que les robots. Il n’est pas simple non plus de déambuler sur le chantier chaussé de lunettes de RA ou de RV, bien que ce problème se pose également en production. Quoi qu’il en soit, dans l’usine, les obstacles au choix de la numérisation sont moins nombreux. Il n’en reste pas moins essentiel de faire les bons choix. Même dans l’industrie manufacturière, cette question reste épineuse. C’est que le marché propose un nombre incroyable de solutions, chaque fournisseur prétendant détenir le meilleur système. Faites-vous conseiller et surtout, réfléchissez à votre objectif précis. Ne partez pas du postulat ‘je veux automatiser, ou je veux faire telle ou telle chose à l’aide de l’intelligence artificielle’, mais repérez d’abord ce qui mérite d’être amélioré dans votre entreprise ou sur les chantiers. Souhaitez-vous un meilleur délai d’exécution, davantage de flexibilité, une qualité accrue, faire plus avec moins de main-d’œuvre, … ? Appuyez-vous sur les possibilités d’optimalisation pour choisir les bonnes technologies d’appoint et numérisez étape par étape, en gardant à l’esprit que ce n’est pas la technologie en soi qui va résoudre vos problèmes. La technologie ne sert qu’à soutenir votre activité et vos processus. »
Paul Peeters : « Définissez toujours un cadre clair pour la solution, en partant des réels besoins de votre entreprise et non de l’idée que c’est ‘branché’ de numériser. Vous serez ainsi en mesure de briefer le responsable de projet et/ou les fournisseurs de solutions externes et serez mieux à même de juger si les solutions proposées sont vraiment les meilleures. Autre point très important : ‘maîtrisez bien les bases’. Inutile de numériser certains processus s’ils n’ont pas été soigneusement examinés et rectifiés en amont. Même automatisé et numérisé, un mauvais processus reste un mauvais processus, quel que soit le ramdam dont vous l’aurez entouré. »
Batichronique : Et quid des collaborateurs ? Sont-ils prêts pour le passage à la numérisation ?
Paul Peeters : « Il faudra en effet mettre les bouchées doubles en termes de formation et les entreprises de construction doivent s’attendre à essuyer quelques résistances, surtout de la part des ouvriers. Elles doivent en outre se préparer à la nécessité d’engager de nouveaux profils. Dans l’industrie manufacturière, nous sommes en train de déployer une méthodologie visant à ‘revaloriser numériquement’ 7 profils spécifiques : l’opérateur de ligne et de machine, le régleur de machine, le magasinier, l’opérateur de montage et d’assemblage, le technicien de maintenance et l’ingénieur de processus : autant de collaborateurs qui auront besoin de nombreuses compétences supplémentaires d’ici 5 ans. Nul doute que les acteurs de la construction tireront également profit de cette méthodologie. »