Les travaux en équipes de construction selon Jonas Voorter de l’UHasselt
À la requête de Buildwise, KPMG a identifié l’an dernier les dix mégatendances qui se dessinent dans le secteur de la construction. Batichronique les soumet une à une à l’analyse critique d’une partie qui a une vision bien tranchée sur la thématique en question. Chercheur postdoctoral, Jonas Voorter étudie la législation en matière de construction (circulaire) à l’Université de Tilburg et à l’UHasselt. L’un de ses points d’attention porte sur le travail en équipes de construction. Il est donc idéalement placé pour commenter la tendance « collaboration plus intense avec les ‘équipes de construction’ à travers la chaîne de valeur en réponse au processus de construction complexe » sous l’angle juridique.
Batichronique: Que pensez-vous de la thèse selon laquelle la construction nécessiterait une collaboration plus intense ?
Jonas Voorter : « Dans un contexte où nous évoluons vers des constructions durables et circulaires, l’intensification de la collaboration est certainement une nécessité. Ce n’est d’ailleurs pas une idée neuve, car cela fait de nombreuses années que ce secteur unit ses forces. Seulement voilà, la tendance actuelle est de penser trop souvent à court terme : la collaboration se déroule à l’échelle d’un projet. Or, pour évoluer vers un marché vraiment circulaire, c’est une approche à long terme qui s’impose, et tout au long de la chaîne de construction. C’est néanmoins plus facile à dire qu’à faire. D’une part parce qu’un projet de construction s’étend sur plusieurs phases, qui prennent toutes un certain temps. D’autre part parce que nous sommes en présence d’un grand nombre d’acteurs de la construction qui nourrissent chacun des ambitions propres. Leur logique est en outre purement économique, centrée sur le profit. En soi, il n’y a pas lieu de les pointer du doigt, si ce n’est que cette logique n’est pas suffisamment exprimée, de sorte que l’on en vient rapidement à soupçonner les autres parties d’avoir un agenda secret. Résultat : on assiste aujourd’hui à un modèle conflictuel qui met en péril l’idée d’une solide collaboration – qui profite à tous. Et c’est précisément cela qui doit changer : le secteur devrait absolument jouer la carte d’une collaboration plus intensive et transparente. »
Batichronique : Pourquoi est-il nécessaire de collaborer davantage pour évoluer vers un modèle circulaire ?
Jonas Voorter : « La circularité revient essentiellement à prolonger les durées de vie. Nous voulons faire en sorte qu’il faille extraire moins de nouvelles matières premières et générer moins de déchets en utilisant mieux et plus longtemps les matériaux dont nous disposons actuellement dans notre économie. Pour intégrer la circularité dans le processus de construction et récupérer efficacement les matériaux au terme de leur cycle de vie, il y a lieu de réfléchir à ces questions dès la phase de préparation/conception. Même après, à la lumière de l’adjudication finale des travaux de construction, il convient de communiquer en toute transparence les ambitions et souhaits de circularité du projet. Les parties intéressées par la construction doivent en effet savoir comment répondre concrètement aux ambitions du maître d’ouvrage public. Ce qui nous amène directement au nœud (juridique) de l’histoire : pour concrétiser au mieux la circularité et la durabilité, il faut que tous les maillons soient sur la même longueur d’ondes. Ce qui veut dire que la chaîne devrait idéalement se mettre autour de la table dès avant l’attribution d’un marché – donc avant l’exécution des travaux de construction – pour voir comment répartir les différents risques et responsabilités et quelles sont les solutions qui donneront le meilleur résultat à long terme pour le projet en question. »
Batichronique : Quelle est précisément la différence avec les formules de construction actuelles ?
Jonas Voorter : « Le triangle classique maître d’ouvrage-architecte-entrepreneur ne suffit pas à atteindre les objectifs circulaires ni une collaboration à long terme. Dans un mode idéal, les producteurs de matériaux, firmes d’entretien, financiers, assureurs, parties exécutantes et peut-être même un entrepreneur potentiel de travaux de démolition devraient eux aussi être impliqués dès la préparation et la conceptualisation du projet. L’expertise de toutes ces parties est nécessaire pour enchaîner tous les maillons, identifier les risques et opérer les bons choix. Autrement dit : le mode de collaboration classique est encore trop limité en termes de collecte de connaissances pour aboutir à des bâtiments réellement circulaires à cette phase-ci de la transition vers une économie de la circularité. La mégatendance de KPMG met en avant les ‘équipes de construction’ comme forme possible de collaboration renforcée, mais la question est de savoir ce que l’on entend précisément par là. En Belgique, les équipes de construction sont associées à la formule DBFM intégrée, dans laquelle le maître d’ouvrage demande au marché de former un consortium qui exécutera la mission en toute indépendance et entretiendra, voire financera/exploitera l’ouvrage pendant un nombre x d’années. Cette formule intégrée a certainement ses mérites, mais le modèle d’équipe de construction que je préconise s’inspire de la pratique néerlandaise en matière de construction. Il fonctionne tant pour les petits que pour les grands projets de construction et se situe entre le triangle traditionnel architecte-maître d’ouvrage-entrepreneur et l’approche DBFM typiquement large. Ce qui compte ici, c’est que cette équipe de construction ne s’appuie pas sur une collaboration intégrée mais bien sur une collaboration coordonnée. »
Batichronique : Qu’entendez-vous précisément par collaboration coordonnée dans une équipe de construction ?
Jonas Voorter : « Avant l’exécution des travaux de construction, plusieurs acteurs de la chaîne – y compris le maître d’ouvrage – se réunissent pour élaborer le meilleur concept. Même les entrepreneurs sont déjà impliqués dans ce processus, à cette importante nuance près que cette partie n’a pas la garantir de pouvoir effectivement décrocher le marché. L’entreprise fait partie de l’équipe de construction en vertu de son expertise, ce qui présente l’avantage de pouvoir discuter en toute franchise des risques et de la fixation du prix des solutions avancées. Au final, l’objectif est toutefois de confier la mission à cet entrepreneur, mais à condition que son offre de prix définitive reste dans les marges budgétaires du maître d’ouvrage. Dans une équipe de construction coordonnée, le maître d’ouvrage joue également un rôle plus actif. Cette partie doit en effet surveiller ses ambitions circulaires, tenir les rênes du projet et continuer à superviser tous les postes du budget. »
Batichronique : Le travail en équipes de construction coordonnées ne pose-t-il pas de problèmes juridiques ?
Jonas Voorter : « En Belgique, la législation pourrait en effet compliquer le travail en équipes de construction coordonnées, mais je ne vois pas encore les choses évoluer en ce sens. D’un point de vue légal par exemple, l’architecte est censé rester toujours indépendant et sa profession est incompatible avec celle d’entrepreneur, mais s’agissant d’une collaboration coordonnée, chaque acteur conserverait tout simplement son indépendance. Les Pays-Bas, auxquels j’emprunte le modèle de l’équipe de construction, n’imposent pas cet encadrement légal de l’architecte, ce qui permet de travailler plus ‘librement’. Ce qui est étrange, c’est de voir justement là-bas des voix s’élever pour renforcer encore le rôle de l’architecte afin de réaliser des projets de construction réellement circulaires. En Belgique, les administrations publiques s’en tiennent évidemment au cadre légal qui régit les marchés publics et stipule qu’elles doivent choisir parmi plusieurs candidats et les traiter équitablement. Un entrepreneur qui a déjà rencontré le maître d’ouvrage durant la phase qui précède l’adjudication concrète bénéficie éventuellement d’un avantage concurrentiel, ne fût-ce que dans la perception des autres candidats, ce qui peut malgré tout entraîner des complications juridiques. »
Batichronique : Faut-il dès lors adapter la législation ?
Jonas Voorter : « Mes recherches ont démontré qu’une bonne dose de créativité permettait déjà aux acteurs de la construction de faire des pas de géant, même dans les limites des cadres légaux existants. Des adaptations légales peuvent bien sûr se révéler toujours opportunes, bien que je ne sois pas favorable à ce que l’on bétonne tout nécessairement dans des réglementations. Les acteurs de la construction, même quand il s’agit de faire appel à des équipes de construction et de mettre en œuvre des ambitions circulaires, auraient simplement besoin d’une plus grande sécurité juridique. On pourrait selon moi y répondre de deux manières. D’une part, nous pourrions toujours travailler à l’élaboration de cadres légaux cohérents et clairs. Une approche holistique – qui est en revanche bien nécessaire pour que toutes les parties collaborent dans les équipes de construction – sera cependant entravée par l’énorme fragmentation des pouvoirs législatifs en Belgique. Les marchés publics, la TVA et la réglementation relative à l’architecte sont nationaux/fédéraux, alors que des aspects tels que les octrois de permis, les déchets et les matériaux sont réglementés au niveau régional. Cela mène à des situations confuses, alors qu’il faudrait justement faciliter et promouvoir, sur le plan juridique, une meilleure collaboration entre acteurs de la construction pour plus de circularité et de durabilité. Une autre possibilité de procurer davantage de sécurité juridique aux acteurs d’une équipe de construction consisterait à mieux encadrer qui doit endosser quelles responsabilités. Le terme encadrement est crucial à cet égard car ces responsabilités varieront d’un projet à l’autre. C’est là que les fédérations sectorielles ont, à mon sens, un rôle important à jouer. Elles sont en effet les mieux placées pour établir pour toutes les parties des accords types ou des conditions générales d’exécution qui non seulement clarifient les choses mais visent également à renforcer la collaboration et à répartir adéquatement les risques et responsabilités. »
Batichronique : Vous avez essentiellement parlé des projets de construction publics. Qu’en est-il des autres secteurs ? Faut-il là aussi fonctionner en équipes de construction ?
Jonas Voorter : « Pour les projets privés, le terrain de jeu est plus libre pour travailler en équipe de construction, pour la simple raison qu’ils ne sont pas concernés par la législation sur les marchés publics. Selon moi, la nécessité de cette approche y évoluera de façon organique, essentiellement en vertu de sa valeur ajoutée pour le maître d’ouvrage (de moindre envergure). Celui-ci pourrait en effet réunir au préalable les parties qui disposent des connaissances en la matière, ce qui permettrait de détecter les risques dès la phase conceptuelle. L’avantage est de réduire le nombre de problèmes durant l’exécution, ce qui aura un impact positif sur le coût final et le délai de réalisation. Il est logique de devoir également convenir, dans ces projets privés, des responsabilités à attribuer à chacun. Pour les promoteurs immobiliers se pose néanmoins la question de savoir quel est l’intérêt d’une collaboration coordonnée axée sur le long terme. Leur business model s’appuie en effet sur une réflexion à court terme : construire le plus vite possible, puis vendre. Or, même pour ces parties, cette formule s’avère intéressante, surtout dans le cadre de la transition du secteur et de son évolution vers des constructions circulaires. »
Batichronique : Quel message aimeriez-vous faire passer aux entrepreneurs ?
Jonas Voorter : « Osez mettre vos cartes sur la table en faveur de la collaboration. Vous devez signifier clairement au maître d’ouvrage, à l’architecte et aux autres parties éventuelles que vous êtes l’acteur le mieux indiqué pour proposer les bonnes solutions et que vous êtes prêt à partager les risques, mais que cela aura également des implications sur le coût global. Veillez à leur faire savoir que vous n’avez pas d’agenda caché, mais que votre entreprise doit tout de même réaliser un bénéfice. Osez dire la vérité : quels sont les matériaux ou systèmes intéressants ou non, justifications à l’appui. La construction circulaire – et dans son sillage le travail en équipes de construction – n’est pas un phénomène de mode, mais un ‘must’ auquel le secteur doit adhérer avec la mentalité et la culture adéquates. Le cadre juridique suivra. En attendant, je ne peux que leur dire ceci : n’utilisez pas cet argument comme une excuse pour ne pas évoluer. Il y a suffisamment d’opportunités pour prendre dès à présent vos dispositions en faveur d’une équipe de construction coordonnée et d’une construction circulaire ! »